• Ei tuloksia

deux études de cas

3.1 Gouverneurs de la rosée

Gouverneurs de la rosée raconte l’histoire de Manuel, un homme trentenaire qui retourne à son village natal après quinze ans passés dans les champs cubains de cannes à sucre. Pendant sa longue absence, la vie à Fonds-Rouge

a complètement changé. La terre, auparavant si propice à l’agriculture, est désormais sèche, les villageois ayant coupé les arbres des mornes pour en faire du charbon. De surcroît, une dispute violente a divisé le village. À Cuba, Manuel a toutefois appris la force de la lutte collective et, après avoir trouvé une source, il va s’en servir pour unir les villageois dans un «coumbite», c’est-à-dire le traditionnel travail agricole haïtien en commun.

Le livre est un «roman paysan», un mouvement qui naît vers la fin de la première occupation américaine (1915-1934) quand les écrivains haïtiens commencent à décrire le monde rural (Hoffmann 1998: 46–51). L’intrigue, linéaire et simple, est fortement imprégnée des idées marxistes de l’auteur (Hoffman 1998: 48). Mais c’est avant tout la langue que Léon-François Hoff-mann avance comme le grand mérite de l’ouvrage:

Roumain a su forger une langue écrite inspirée par l’expression orale des paysans créolophones: langue française certes, en ce qu’elle est directement accessible à tout francophone, mais singulière par l’usage systématique d’ar-chaïsmes, de créolismes et de dérivés originaux. (Hoffman 1998: 48)

La toute première édition, publiée à Port au Prince en 1944, n’a été vendue qu’à mille exemplaires (Cook 1946: 406, cité dans Hoffmann 2003: 259).

C’est ainsi la première édition française de 1946 qui assure le succès interna-tional du roman (Hoffmann 2003: 259). Les nombreuses traductions, dont un grand nombre furent publiées dans des pays marxistes, dépendent proba-blement du fait que l’auteur ait été un des fondateurs du Parti Communiste Haïtien (Hoffmann 2003: 261). En comparaison avec d’autres traductions, publiées surtout pendant les années 50 et 60, la traduction suédoise du chef-d’œuvre de l’écrivain haïtien Jacques Roumain est à considérer comme très tardive. Daggens härskare, publié en 2004, a en effet servi à commémorer le bicentenaire de l’indépendance haïtienne.

L’initiative de traduire le roman en suédois a été celle de Göran Lundin, éditeur d’une petite maison d’édition située au nord de la Suède6. Avant de se lancer dans ce projet de traduction littéraire, la maison Ord & visor avait édité un certain nombre de livres ayant un rapport avec Haïti, dont trois romans écrits par l’éditeur lui-même. De même, la photo de la couverture de la version suédoise de Gouverneurs de la rosée est reprise d’un livre de

6 (G. Lundin, communication personnelle).

reportage publié en 1998 (Lundin et Segerstedt 1998: 99), visualisant un pay-san pauvre travaillant la terre aride. L’intérêt particulier pour cette nation caribéenne s’explique d’ailleurs par la situation familiale de l’éditeur, dont les trois enfants adoptés d’Haïti lui ont permis de visiter le pays à plusieurs reprises.

Même si les informations bibliographiques indiquent comme traducteur Jan Larsson, enseignant de français et ancien ami de l’éditeur, il s’agit en effet d’un travail en équipe composée de trois membres7. D’abord, Larsson a effectué la plus grande tâche en traduisant le texte français en suédois. En-suite, deux personnes, dont l’éditeur Lundin, maîtrisant le créole et riches d’expériences personnelles de la culture haïtienne, ont révisé le texte. Lors du processus de traduction, l’équipe a consulté la traduction américaine (Roumain 1978 [1947]), dont les nombreuses omissions ont pourtant causé une certaine frustration. En revanche, ils ne se sont pas servis de l’édition critique de l’UNESCO (Roumain 2003)8, probablement pour des raisons fi-nancières vu le prix élevé de l’ouvrage (il coûte environ 100 €), même si l’im-portant apparat de notes qui accompagne le roman comporte de nombreuses explications supplémentaires aux notes fournies par l’auteur dans l’édition originale.

Comme il est souvent le cas en Suède, le nom du traducteur n’est pas in-diqué sur la couverture. D’autre part, il figure dans l’avant-propos de remer-ciement, qui s’adresse également au troisième membre de l’équipe de traduc-tion, Gisèle Poletti-Arvidsson, ainsi qu’à Antoine Petit9. C’est également Jan Larsson qui introduit l’ouvrage dans une brève «préface du traducteur» dans laquelle il expose quelques similarités qu’il a répertoriées entre le roman haï-tien et l’épopée du chemin de fer de l’écrivaine suédoise Sara Lidman. Par contre, les commentaires portant sur la spécificité linguistique du texte de départ ou sur les stratégies de traduction adoptées sont absents.

La version originale en français comporte 41 notes en bas de page, rédigées

7 (G. Lundin, communication personnelle).

8 (G. Lundin, communication personnelle).

9 Il s’agit en effet du même Petit qui, en 1978, publia une étude lexicale de Gouverneurs de la rosée. Depuis 1968, ce journaliste haïtien vit en Suède où il travaille comme conduc-teur de métro. Il a également publié un roman en suédois sous le pseudonyme de Gilbert Lindet.

par l’auteur ou un de ses proches qui ont assuré la publication posthume du roman (Hoffmann 2003: 259). Ces notes servent à expliquer quelques termes spécifiques à la culture haïtienne, surtout liés au culte du vaudou, ainsi qu’à traduire des chants créoles et des énoncés en créole ou en espagnol. Autre-ment dit, il s’agit de notes inscrivant l’œuvre dans une place et une culture spécifiques (Kullberg 2008). La traduction suédoise a réduit le nombre de notes à huit dont trois sont des ajouts par le traducteur. Aucune marque ne distingue pourtant les notes présentes déjà dans l’original de celles qui ont été rajoutées dans la version suédoise. Deux notes ajoutées sont très brèves:

il est indiqué que tonnellen, emprunt traduisant la tonnelle, veut dire berså (DH10 21), c’est-à-dire l’équivalent en suédois, et que peristylen, lui-même un ajout dans le corps du texte d’arrivée pour expliquer le placement du poteau central, veut dire ceremoniplatsen (DH 65, fr. l’endroit de la cérémonie). La troisième note ajoutée explique un jeu de mots dû à la situation diglossique de l’île: un paysan créolophone ne maîtrisant pas complètement le français croit à tort que ratine veut dire nid de rat alors que ce terme réfère à une sorte de lainage, comme l’explique la note suédoise (DH 44).

Les mots créoles qui ont été empruntés dans le texte d’arrivée sont tou-jours expliqués au lecteur suédois, mais uniquement à la première occur-rence. L’explication est fournie dans une note, comme dans l’exemple 1. ou directement dans le corps du texte, souvent après une virgule, voir l’exemple 2. Un exemple a aussi été attesté où un mot créole a été expliqué à la fois dans une note et dans le texte même, voir l’exemple 3.

1. On prie pour la pluie, on prie pour la récolte, on dit les oraisons des saints et des loa*. *Divinités afro-haïtiennes. (Notes de J.R.) (GR 293)

Ni ber om regn, ni ber om skörd, ni ber till helgonen, ni ber till loa*.

*De haitiska gudarna i vodoun kallas loa. (DH 50) [Traduction littérale:

Vous priez pour la pluie, vous priez pour la récolte, vous priez aux saints, vous priez aux loa. *Les dieux haïtiens du vaudou sont appelés loa.]

10 Les abréviations suivantes seront utilisées par la suite pour faciliter la référence aux ou-vrages cités: DH = Daggens härskare (Roumain 2004), GR = Gouverneurs de la rosée (Roumain 2003), FM = Färden genom mangroven (Condé 2007) et TM = Traversée de la mangrove (Condé 1989).

2. – Le houngan*, mon fi. *Prêtre du vaudou. (Note de J.R.) (GR 301) – Houngan, vodouprästen, min pojke. (DH 63)

[– Houngan, le prêtre du vaudou, mon garçon.]

3. À l’époque, on vivait tous en bonne harmonie, unis comme les doigts de la main et le coumbite* réunissait le voisinage pour la récolte ou le défrichage.

*Travail agricole collectif (Note de J.R.) (GR 269)

På den tiden levde man harmoniskt förenade, som handens fingrar, och i arbetslaget, coumbite*, förenades grannarna vid skörd och odling.

*Coumbite kallas den traditionella formen av arbetslag på den haitiska landsbygden. (DH 12)

[À l’époque, on vivait harmonieusement unis, comme les doigts de la main, et dans l’équipe de travail, coumbite*, les voisins se réunissaient lors de la récolte et du défrichage.

*On appelle coumbite la forme traditionnelle d’équipe de travail à la cam-pagne haïtienne.]

Le traducteur a parfois utilisé différentes stratégies pour rendre le même énoncé. Par exemple, le vocable coumbite, illustré dans 3, a aussi été traduit par l’équivalent suédois laget (DH 17, fr. l’équipe). Les mots créoles qui ont été empruntés dans le texte d’arrivée sont rarement modifiés suivant les règles syntaxiques de la langue d’arrivée. Dans les exemples 1–3 ci-dessus, on lit par exemple loa au lieu de loarna, houngan au lieu de hounganen et coumbite au lieu de coumbitet.

Le texte d’arrivée présente cependant un changement significatif pour ce qui est de la traduction de la première occurrence de l’expression pitite mouin, comme dans l’exemple 4., énoncé qui veut dire ’mon petit’ et qui figure cinq fois dans le texte de départ. Ici l’édition suédoise a réduit le pre-mier élément Pitite en Ti, suivi du second élément mouin ainsi que de la traduction en suédois après une virgule.

4. – Pitite mouin, ay pitite mouin*.

*Mon petit, ah mon petit. (Note de J.R..) (GR ???) – Ti mouin, min lilla pojke, min lilla … (DH 33) [– Ti mouin, mon petit garçon, mon petit …]

Il s’agit sans doute d’une confusion, due à l’orthographie francisée qu’utili-sait Roumain à l’époque, entre les deux expressions créoles ti moun et petit

mwen qui veulent dire ‘enfant’ et ‘mon petit’11. Notons toutefois qu’il s’agit d’un hapax puisque les autres occurrences de cette formule sont traduites par des équivalents suédois, par exemple lilla pojken min (DH 178, fr. petit garçon à moi).

Une telle modification d’un mot étranger du texte original est sans doute très rare, dans la mesure où il exige un certain polyglottisme de la part du traducteur. Dans le cas actuel, on y voit probablement une trace de la discus-sion au sein de l’équipe de traduction, concernant la possibilité de mettre à jour l’orthographe de Jacques Roumain, qui ne s’utilise plus en Haïti. Cette stratégie a toutefois été abandonnée, vu que l’orthographe actuelle n’est pas tout à fait stable ni maîtrisée par l’ensemble de la population haïtienne12.

L’original comporte également un certain nombre de chants en créoles.

Ces chants, qui pour la plupart du temps sont traduits en français dans une note dans le texte de départ, sont un exemple de l’intention réaliste de l’au-teur (Bernabé 2003 [1978]: 1572). Comme l’a pourtant signalé Jean Bernabé (2003 [1978]: 1570), l’auteur rompt à plusieurs reprises avec cette stratégie de traduction, rédigeant par exemple des bribes de chansons vaudou en fran-çais, ou renonçant à traduire certains énoncés espagnols.

Tous les chants créoles ont été rédigés en suédois dans la traduction sué-doise, comme par exemple la chanson accompagnant le travail des paysans dans 5. La traduction devient par conséquent plus homogène et transparent par rapport à l’original.

5. – Femme-la dit, mouché, pinga / ou touché mouin, pinga-eh*

* La femme dit: Monsieur, prenez garde – à ne pas me toucher, prenez garde.

(Note de J.R.) (GR 270)

Kvinnan säger: / «Min herre, tag er i akt! / Rör mig inte! Tag er i akt! (DH 14) [Traduction littérale: La femme dit: / Monsieur, prenez garde / Ne me tou-chez pas ! Prenez garde!]

Les énoncés en espagnol ne sont jamais expliqués en note dans la traduction.

Mais il n’est pas clair pourquoi certains de ces énoncés ont été rendus par un vocable suédois, dans 6, alors que d’autres ont été empruntés, comme dans l’exemple 7, accompagnés parfois d’une traduction littérale après une

11 Je tiens à remercier Marie-José Nzengou-Tayo de m’avoir proposé cette explication.

12 (G. Lundin, communication personnelle).

virgule, dans l’exemple 8.

6. «Haitiano maldito, negro de mierda»* hurlaient les Gardes.

*Maudit Haïtien, sale nègre. (Note de J.R.) (GR 284) – Förbannade haitier! Jävla nigger! tjöt vakterna. (DH 36) [Maudit Haïtien! Sacré nègre! hurlaient les gardes.]

7. – Adieu, compadre**. **Compère (GR 290) – Adjö, compadre! (DH 47)

[– Adieu, compadre !]

8. – Parece une véritable malédiction, à l’heure qu’il est. (GR 279) – Parece, det verkar som en ren förbannelse som det är nu. (DH 29) [– Parece, il semble comme une vraie malédiction comme c’est maintenant]

Malheureusement, la traduction se caractérise aussi par un certain nombre d’erreurs, même assez élémentaires. Ces fautes passent généralement inaper-çues dans la mesure où la traduction suédoise est tout à fait intelligible, et que la différence qu’elle présente par rapport à l’original ne se laisse remarquer qu’à travers une comparaison avec le texte de départ. Il est par exemple diffi-cile d’expliquer un changement tel que 9, autrement que comme une erreur.

9. Il était grand, noir, vêtu d’une veste haut boutonnée (GR 277)

Han var stor och klädd i en svart jacka som var högt knäppt i halsen (DH 25) [Il était grand et habillé d’une veste noire qui était boutonnée haut à la gorge]

Bien qu’il ne soit pas tout à fait politiquement correcte dans la Suède de nos jours de parler de la couleur de la peau de quelqu’un, ce tabou ne devrait pas empêcher le traducteur de transmettre cette information au lecteur suédois, d’autant plus que la couleur de la peau du protagoniste est importante pour la construction du roman: le héros Manuel qui va sauver le village est noir, pas «rouge», ni mulatte, c’est-à-dire il est aussi pauvre, illettré que les autres

«habitants du village».

L’étude montre ainsi qu’en faisant appel à un traducteur non qualifié, souvent faute de ressources suffisantes, une maison d’édition peut mettre en jeu la qualité du texte d’arrivée. Le travail d’une telle petite maison d’édition est tout à fait louable dans la mesure où elle ose investir dans un projet risqué comme la publication d’un roman haïtien. Il est néanmoins regrettable que ces maisons d’édition n’aient pas toujours les moyens ou le temps de confier

la traduction ou la révision à un professionnel, d’autant plus que ces enthou-siastes tiennent à offrir aux lecteurs suédois un produit de haute qualité: le grand soin qu’a apporté l’éditeur Göran Lundin à la traduction de Gouver-neurs de la rosée, (il a toutefois engagé trois personnes lui-même inclus dans ce projet), témoigne bien de son sincère souhait de vouloir établir un texte d’arrivée de tout premier ordre.