• Ei tuloksia

Camus et le sentiment tragique de la vie

4 Cinq coups de feu

Revenons-en à Camus. Plus précisément le moment clé exactement au milieu de L’étranger, l’instant où le destin de Meursault va basculer:

C’était le même soleil que le jour où j’avais enterré maman et, comme alors le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. À cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j’ai fait un mouvement en avant. Je savais que c’était stupide, que je ne me débarrasse-rais pas du soleil en me déplaçant d’un pas. Mais j’ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l’Arabe a tiré son couteau qu’il m’a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l’acier et c’était comme une longue lame étincelante qui m’atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d’un coup sur les paupières et les a recou-vertes d’un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau

de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux.

C’est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s’est tendu et j’ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé. J’ai touché le ventre poli de la crosse et c’est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant que tout a commencé. J’ai secoué la sueur et le soleil. J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exception-nel d’une plage où j’avais été heureux. Alors j’ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s’enfonçaient sans qu’il n’y parût. Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur (L’étranger, p. 95) Nous sommes sur une plage, décor mi-réaliste, mi-mythique. Il y a trois acteurs: Meursault debout, l’Arabe couché près d’une source et un soleil écrasant qui domine toute la scène. La chaleur est intense, insupportable, l’éclat de la lumière est perçu comme une agression (les métaphores font de la lumière du soleil la prolongation, l’augmentation, la multiplication dé-mesurée de la faible menace de l’Arabe: «longue lame étincelante», «glaive éclatant», «épée brûlante»…) Bref, Meursault est submergé par la souffrance physique et pour s’en débarrasser il fait un pas instinctif vers la source. C’est de ce besoin irrépressible et de ce geste instinctif que va naître la tragédie. À cause du soleil, il fait un mouvement infime, et le pas en avant fait pénétrer le personnage dans le domaine de la tragédie. Meursault sait que le mouve-ment est inadéquat à la situation, il sait que c’est une bêtise, mais il n’est plus maître de ses mouvements: comme dans les tragédies il agit en aveugle: «Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel». C’est comme la malédiction qu’un dieu malveillant a jetée sur Ajax. Meursault n’agit pas de manière volontaire et consciente, les objets semblent agir d’eux-mêmes («La gâchette a cédé»), il est dominé par le destin ce qui est évidemment symbo-lisé par son aveuglement. C’est seulement après avoir commis l’irréparable qu’il recouvre la vue. Comme Ajax au petit matin, il se rend compte de la perte irrémédiable de ce qui avait fait son existence. Il a perdu «l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où j’avais été heureux.» Il se rend compte qu’il a atteint un point de non-retour. Et comme les héros de l’Anti-quité, comme Ajax et Œdipe, il assume l’acte qu’il n’a pas voulu commettre en tirant encore quatre fois sur le corps mort. Le jouet du destin prend en

charge ce même destin.

Ce passage est parmi les plus forts de la littérature française. L’enjeu pa-radoxal ici est la mise en scène d’un meurtrier innocent. Le verdict après le procès n’est pas une erreur judiciaire; Meursault a bel et bien commis un meurtre, mais Camus arrive quand même à nous convaincre de l’innocence fondamentale du personnage.

4.1 L’interprétation philosophique du meurtre

S’il est relativement facile de comprendre la fonction de la scène dans la composition du roman, sa signification est moins évidente à saisir. On a pu dire (avec quelque raison) que l’erreur tragique de Meursault est de com-prendre le monde comme anthropomorphe. C’est-à-dire qu’il est, un bref instant, victime de l’illusion que la nature est dotée de traits humains en quelque sorte et qu’elle s’intéresse aux affaires des êtres humains et qu’elle s’en mêle même directement. Autrement dit, Meursault perd pour une fois son attitude à la fois très cool et désintéressée, et il commence à interpréter.

Voilà l’erreur! Car quel est le résultat de l’interprétation? Que la chaleur est la conséquence d’une intention, que la lumière est une agression préméditée, qu’il est la victime d’une sorte de conspiration cosmique, et qu’il est logique de se venger sur l’Arabe.Il y a d’autres arguments qui viennent à la rescousse d’une telle interprétation; par exemple le fait que le langage du narrateur pour la première fois dans le roman devient métaphorique, et comme chacun sait, les métaphores présupposent non pas seulement la perception brute de la réalité, mais également son interprétation.

Enfin cela cadre parfaitement bien avec l’idée générale du livre, à savoir la mise en cause de l’illusion de croire qu’il est possible pour la raison de reconstruire la réalité – la composition en deux parties met parfaitement en évidence que la raison et la logique se trompent irrémédiablement quand elles veulent saisir, reconstruire et comprendre la réalité du monde. Je ré-sume: l’erreur tragique de Meursault est qu’il commence, pour une fois, à donner une interprétation, forcément erronée, du monde. C’est ce qui va causer sa perte. Voilà la séduisante explication philosophique, pour ainsi dire, de la scène cruciale de L’étranger.

4.2 Apories de l’explication philosophique

C’est une bonne explication, et je suis presque prêt à y souscrire, si ce n’était qu’une telle explication est complètement étrangère à la cohérence psycho-logique du personnage. Il est vrai que Meursault est très porté sur les sensa-tions physiques, qu’il souffre intensément du soleil (comme lors de l’enter-rement de sa mère). Mais, mon Dieu, pourquoi se mettrait-il tout d’un coup à interpréter le monde comme un romantique allemand alors qu’il est par ailleurs viscéralement rétif à toute interprétation? Quelle main invisible l’a poussé ainsi à la dérive interprétative?

Il y a, me semble-t-il, au moins un paradoxe. Un des axiomes de la philo-sophie de l’absurde, telle qu’elle s’exprime dans Le mythe de Sisyphe, est l’in-différence du monde. Le monde est, voilà tout, et l’homme avec sa conscience en est à tout jamais séparé. Meursault le sait très pertinemment et il agit en conséquence dès la première ligne. Or ce que nous voyons ici, c’est le monde physique qui se mêle dans les affaires humaines ou, ce qui revient au même, le personnage qui tout d’un coup se met à croire que le monde physique se mêle des affaires humaines.

Je ne pense pas que l’explication philosophique arrive au bout de la ques-tion. Je répète que Camus a besoin d’un meurtrier et qu’en plus, il a besoin d’un meurtrier innocent. Soit ! Pour son roman, il a également besoin d’un événement décisif, quelque chose qui va changer le destin de Meursault. Ce que nous voyons ici n’est pas un personnage qui tout d’un coup est saisi de folie interprétative. C’est un personnage qui est dépossédé de sa vie et qui, après coup, se rend compte que sa vie ne lui appartient plus. Lorsqu’il voit clair après l’aveuglement, c’est déjà trop tard; il ne peut plus rien changer.

Comme les héros de la tragédie, il n’est plus sa vie.

Les Grecs avaient un nom pour les forces capables de dessaisir les hommes de leur vie; c’était tel ou tel dieu. Camus n’a pas de nom à donner à ces forces parce qu’en principe, il n’y a pas de dieux. Néanmoins le mécanisme est exactement le même.