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Les émotions peuvent-elles être collectives ?

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Les émotions peuvent-elles être collectives ?

Introduction : les émotions collectives en tant qu’émotions partagées

De prime abord, il paraît évident que les émotions puissent être collectives 1. Après tout, il semble bien que ce soient des émotions collectives qui animent les manifestants en colère protestant d’une seule voix contre une politique injuste, les fans de football qui célèbrent le but marqué par leur équipe favorite, ou le public de concert enthousiaste qui répond à une excellente performance par une salve d’applaudissements. Pourtant, ce qui permet de qualifier ces différentes émotions comme étant proprement collectives est loin d’être clair. L’idée même d’« émotion collective » s’avère même problé- matique quand on y réfléchit d’un peu plus près.

C’est une telle réflexion que ce chapitre se propose de mener en passant en revue les questions théoriques et conceptuelles que soulèvent les émotions collectives et les différentes réponses qu’elles ont suscitées. La plupart de ces questions et réponses relèvent, pour ainsi dire par défaut, du domaine de la philosophie. En effet, bien que les recherches empiriques, notamment en psychologie organisationnelle, en psychologie sociale et en sociologie, raisonnent de manière plus ou moins explicite en termes d’émo- tions collectives, elles tendent plutôt à s’intéresser à leurs antécédents et à

1. Je remercie Alessandro Salice, Thomas Szanto, et Laurence Kaufmann pour leurs commen- taires perspicaces sur des versions antérieures de cet article.

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leurs conséquences, ainsi qu’aux différentes fonctions qu’elles remplissent au sein des groupes sociaux.

Dans les pages qui suivent, je commencerai ainsi par exposer les problèmes que nous rencontrons lorsque nous essayons de comprendre les émotions collectives. Pour élucider la notion d’« émotion collective », il faut recourir à une notion connexe, celle d’« émotion partagée ». Nombre de philosophes appréhendent les attitudes collectives comme des attitudes partagées qui peuvent être attribuées aux individus en tant que membres d’un groupe. L’attitude d’un groupe – si tant est que l’on puisse parler ainsi – n’est pas une entité ou un esprit qui planerait au-dessus des individus qui y participent 2. C’est une attitude que les participants partagent en tant que membres d’un même groupe. Cette unité (togetherness) rend les attitudes intentionnelles collectives irréductibles aux attitudes individuelles prises dans un sens agrégatif ou distributif 3. Même si les attitudes partagées sont ontologiquement individuelles, elles reflètent donc, d’une manière ou d’une autre, la perspective intentionnelle du groupe 4.

2. Ce point tend à invalider la critique que Steven Connor (2013) adresse à l’idée d’émotions collectives. Celui-ci suggère que l’existence des émotions collectives impliquerait « un esprit de groupe logé dans un corps collectif (lodged in a group body) » (Connor, 2013, p. 2).

Pourtant, comme l’a noté Schmid (2014), aucune des théories principales des émotions collectives ne défend ce genre de perspective.

3. [NdT. : Agrégatif ou distributif veut dire comme « une addition d’états mentaux séparés les uns des autres » de sorte que l’affirmation collective « nous avons voté pour le candidat x » pourrait être réduite ou distribuée en autant d’affirmations telles que « j’ai voté pour le candidat x » + « j’ai voté pour le candidat x », etc.]

4. Schweikard et Schmid distinguent trois façons d’appréhender la « perspective intention- nelle d’un groupe », ou intentionnalité collective : contenu, mode et sujet. « Certains auteurs prétendent que l’intentionnalité collective est l’intentionnalité avec un contenu collectif, d’autres semblent invoquer un mode spécial, tandis que d’autres encore prétendent que ce qui est collectif dans l’intentionnalité collective doit être le sujet. » (Schweikard & Schmid, 2013. Nous soulignons). Cette typologie convient bien à l’analyse des différentes théories de l’intention partagée car certains philosophes soutiennent qu’il est possible d’attribuer des intentions collectives à certains groupes et cela même si l’existence des groupes n’est pas ontologiquement distincte de celle de leurs membres (voir List & Pettit, 2011 ; Tuomela, 2007 ; Gilbert, 2014). Cependant, ce type d’attribution intentionnelle est plus difficile à soutenir en ce qui concerne les émotions, et cela pour deux raisons. Premièrement, le contenu intentionnel des émotions, selon une conception majoritaire en philosophie (Goldie, 2000 ; Helm, 2001 ; Döring, 2003 ; Slaby, 2008), est à la fois cognitif et affectif, ce qui signifie que nous ne pouvons pas attribuer des émotions à un groupe, à moins de les réduire – à la manière de Gilbert (2002, 2014) – à des jugements évaluatifs, ce qui les prive de leur caractère d’états intentionnels sui generis. Deuxièmement, parce que les émotions ne sont pas des attitudes propositionnelles, il ne semble pas qu’un groupe puisse s’entendre sur une émotion collective d’une manière analogue à la prise de décision rationnelle qui le conduit à statuer sur ses intentions, ses convictions ou d’autres attitudes propositionnelles.

Pour ces raisons, il semble impossible d’attribuer de véritables émotions collectives à des

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S’il est évident que les émotions collectives sont des émotions partagées, il est beaucoup moins évident de savoir ce que signifie le fait même de partager une émotion. Hans Bernhard Schmid (2009) présente, de manière lucide, le problème du partage émotionnel en le comparant au partage d’une bouteille de vin ou d’une voiture. Ces cas paraissent simples et directs : lorsque nous partageons une bouteille de vin, nous n’ouvrons pas plusieurs bouteilles du même millésime ou de la même marque en en prenant chacun une ; nous consommons ensemble la même bouteille de vin. De même, quand nous partageons une voiture, nous ne conduisons pas des voitures de la même marque ; nous utilisons la même voiture.

L’idée est la suivante : une voiture, de nombreux utilisateurs ; un gâteau, de nombreuses pièces ; un appartement, de nombreux habitants, etc. C’est ce que j’appellerai le sens direct du partage. Dans ce sens simple, le partage n’est pas une question de « type » (type) ou d’identité qualitative entre des choses différentes qui seraient similaires sous un certain aspect ; c’est une question d’« occurrence » (token) ou d’identité numérique. (Schmid, 2009, p. 108) Le principal problème des émotions collectives est de savoir si le sens

« simple », ordinaire ou direct, du partage peut leur être appliqué. Il est en effet évident que nous pouvons partager des émotions dans le sens de

« l’identité de type » (type-identity), chacun d’entre nous pouvant être, par exemple, en colère, triste ou effrayé par rapport au même événement ou la même situation. Le partage « simple » est plus problématique car il implique qu’il y ait une seule et unique occurrence émotionnelle (token-identity), mais plusieurs participants. Pour Schmid, il y a plusieurs raisons qui permettent de douter de l’existence d’un tel partage. Ces raisons sont liées à trois thèses, de nature ontologique, épistémologique et physique, que l’individualisme soutient de manière intuitivement plausible à propos des émotions. La thèse ontologique affirme que seuls les individus ressentent des émotions, la thèse épistémologique qu’ils ne ressentent que leurs propres émotions, et la thèse physique qu’ils ressentent leurs émotions dans leur propre corps. Or, la possibilité de partager un seul et même épisode émotionnel (token-identical sense) nous oblige à rejeter au moins une de ces thèses. Un tel rejet est-il possible, et si oui, de quelle thèse individualiste pourrait-il s’agir ? La majorité des approches que je vais discuter tendent à rejeter la thèse épistémologique :

sujets collectifs. Par conséquent, je privilégierai la distinction entre deux modes de partage des émotions, celui qui est basé sur l’identité des occurrences et celui qui est basé sur l’iden- tité des types.

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nous ne ressentons pas seulement nos propres émotions privées mais aussi les émotions que nous partageons avec autrui – partager dans un sens plus ou moins robuste –, ce qui est compatible avec les deux autres thèses indivi- dualistes, l’une de nature ontologique et l’autre de nature physique.

Une autre question que soulèvent les émotions partagées est indépen- dante de la distinction entre leur identité qualitative (type-type) et leur iden- tité numérique (token-token) ; elle porte sur la nature même des émotions : qu’est-ce qui est partagé quand nous partageons une émotion ? Nombreuses sont les théories des émotions collectives qui adoptent une approche componentielle des émotions – approche qui est largement acceptée en philosophie, en psychologie et en sociologie contemporaines. Selon une telle approche, par exemple celle de Klaus Scherer (2005), les émotions impliquent l’articulation de plusieurs composantes, notamment les évalua- tions, les changements autonomes du système nerveux, l’activation motrice et les sentiments subjectifs. Tout en s’accordant sur cette vision componen- tielle des émotions, les théories des émotions collectives se distinguent par le type de composantes qu’elles privilégient dans leur description du partage émotionnel. Alors que la philosophie analytique et la psychologie sociale mettent l’accent sur le partage de la composante évaluative de l’émotion, les théories phénoménologiques insistent sur le partage de sa composante expérientielle. Les théories varient moins, en revanche, en ce qui concerne la distinction entre l’identité qualitative (type-type) et l’identité numérique (token-token) des émotions. C’est pour cette raison que j’utiliserai cette distinction, dans les pages qui suivent, pour identifier les principales posi- tions théoriques qui se sont imposées dans le débat actuel. La présentation de ces différentes approches ira du plus faible au plus fort degré de « collec- tivité » des émotions.

Théories de « l’identité de type » Théories agrégatives

Plusieurs chercheurs empiriques appréhendent l’émotion collective sous un mode agrégatif. Cette approche est particulièrement populaire en psycho- logie organisationnelle, qui s’intéresse souvent davantage au ton hédonique, positif ou négatif, des affects partagés qu’au type distinct de ces affects (joie, fierté, peur, colère, tristesse, etc.) (voir par exemple Barsade & Knight, 2015).

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Selon ces approches agrégatives, l’émotion collective est un « ton affec- tif de groupe » (George, 1996), qui repose sur la somme des expériences émotionnelles et des dispositions des membres individuels du groupe.

Ainsi, le concept de « composition affective de groupe » permet d’examiner

« comment les émotions des membres d’un groupe se combinent pour créer une émotion au niveau du groupe et comment l’émotion de groupe peut être perçue comme la somme de ses parties » (Barsade & Gibson, 1998, p.  88). Ce processus combinatoire commence par le partage, implicite ou explicite, de sentiments, d’émotions et d’humeurs individuels dans un contexte de groupe, par exemple sur le lieu de travail. Le partage implicite, souvent inconscient, est de l’ordre de la contagion émotionnelle, de l’ému- lation comportementale et de l’expérience indirecte de l’affect que permet l’imitation d’un modèle (vicarious experience of affect). Le partage conscient et explicite des émotions implique, par contraste, que certains individus tentent activement d’influencer les affects des autres membres du groupe, notamment en contrôlant les impressions qu’ils suscitent chez leurs inter- locuteurs (impression management). Les autres facteurs qui contribuent à la convergence émotionnelle des membres d’un groupe sont la stabilité de leur appartenance, les normes de régulation émotionnelle et l’expérience de l’interdépendance dans l’accomplissement d’une tâche donnée (Bartel &

Saavedra, 2000).

Les théories agrégatives fournissent un riche compte rendu des divers facteurs et processus qui contribuent à la convergence affective des membres d’un groupe – contrairement aux théories philosophiques des émotions collectives, qui ont tendance à les délaisser. Le principal problème que soulèvent ces théories, cependant, est qu’elles ne font pas de distinc- tion entre des émotions collectives très différentes – si tant est que le terme

« émotion » soit approprié à un tel cadre théorique. Dans certains cas, en effet, l’affect partagé est une humeur, ou un sentiment, qui n’a pas d’objet intentionnel spécifique. Dans d’autres cas, les émotions sont qualifiées de collectives alors que les individus concernés n’ont pas le même type d’émo- tions. Selon cette perspective agrégative, il est ainsi possible d’attribuer une émotion collective à une bande de banlieusards grincheux qui attendent un autobus tôt le matin pour se rendre au centre-ville. Chaque banlieusard ayant ses propres raisons d’être grincheux, l’objet intentionnel de l’émotion – s’il y en a un – diffère d’une personne à l’autre. Les émotions partagées de ce type ne sont collectives que de façon très minimale, mais cela n’est pas gênant pour l’approche agrégative que privilégient Barsade et Gibson (1998), ou Sanchez-Burks et Huy (2009) ; pour eux, l’homogénéité affective n’est

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pas une condition nécessaire de l’émotion collective. Pourtant, l’on pourrait se dire que, sans homogénéité affective, il n’y a pas de partage robuste des émotions.

Les théories ritualistes, qui s’appuient sur le travail pionnier d’Émile Durkheim, proposent une version plus élaborée des théories agrégatives.

En effet, ces théories cherchent à expliquer l’émergence de collectifs sociaux qui se caractérisent par des formes robustes de partage émotionnel. Il serait ainsi intéressant de classer les théories ritualistes en fonction des formes plus ou moins élémentaires, ou élaborées, d’émotions collectives qu’elles prennent en considération. Au vu du rôle central des rituels dans l’émer- gence et le maintien des institutions sociales et de leur ordre symbolique, il semble particulièrement important de bien distinguer entre les émotions collectives telles qu’elles sont vécues au moment des rituels et leurs consé- quences émotionnelles ultérieures.

La notion clé des théories ritualistes est celle d’effervescence collective.

Durkheim décrit l’effervescence collective comme une violente surexcitation intense de toute la vie physique et mentale (1968), alors que Randall Collins, dans son compte rendu plus récent (2004, p. 48), décrit le même phénomène en parlant de l’« amplification de l’intersubjectivité » (heightened intersub- jectivity). La description la plus élaborée de Durkheim sur ce phénomène se trouve dans Les formes élémentaires de la vie religieuse :

Or, le seul fait de l’agglomération agit comme un excitant exceptionnellement puissant. Une fois les individus assemblés il se dégage de leur rapprochement une sorte d’électricité qui les transporte vite à un degré extraordinaire d’exal- tation. Chaque sentiment exprimé vient retentir, sans résistance, dans toutes ces consciences largement ouvertes aux impressions extérieures : chacune d’elles fait écho aux autres et réciproquement. L’impulsion initiale va ainsi s’amplifiant à mesure qu’elle se répercute, comme une avalanche grossit à mesure qu’elle avance. Et comme des passions aussi vives et aussi affranchies de tout contrôle ne peuvent pas ne pas se répandre au dehors, ce ne sont, de toutes parts, que gestes violents, que cris, véritables hurlements, bruits assourdissants de toute sorte qui contribuent encore à intensifier l’état qu’ils manifestent. Sans doute, parce qu’un sentiment collectif ne peut s’exprimer collectivement qu’à condition d’observer un certain ordre qui permette le concert et les mouvements d’ensemble, ces gestes et ces cris tendent d’eux- mêmes à se rythmer et à se régulariser ; de là, les chants et les danses. Mais, en prenant une forme plus régulière, ils ne perdent rien de leur violence natu- relle. (Durkheim 1968, p. 211-212)

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L’effervescence collective semble être un type d’affect collectif très spéci- fique : une agitation, un tumulte ou un ferment hautement contagieux qui se construit à partir de l’imitation (mimicry) spontanée des expressions affec- tives individuelles et aboutit aux comportements rythmiques et synchrones des participants. À l’origine, l’effervescence collective n’a pas d’objet ni de contenu intentionnel ; elle peut donc être attribuée, lors des rituels, à n’importe quel objet, image ou idée. L’ordre symbolique naît lorsque l’énergie affective incontrôlée est convertie en une forme symbolique à l’aide d’inter- médiaires matériels, tels qu’un animal ou une plante totémique, ou son image, ou statue sculptée. Un objet intermédiaire remplit plusieurs fonctions dans les rituels : il sert « à la fois de catalyseur, de point de concentration et de convertisseur de l’énergie affective qu’il transforme ensuite en une forme collective (et consciente d’elle-même) » (Arppe, 2012, p. 86). Les objets chargés affectivement deviennent les symboles sacrés du groupe et de son sentiment d’unité. Cependant, la force normative des symboles du groupe repose sur leur charge affective, qui ne dure pas éternellement. Une telle charge doit donc être périodiquement rétablie dans des rituels qui sont des versions mineures de la création originale. Lors de ces rituels ultérieurs, des émotions collectives plus robustes, qui portent sur les symboles du groupe, peuvent émerger 5.

Je suggère dès lors de distinguer analytiquement l’effervescence collective et les émotions collectives dont parle Durkheim, même s’il ne le fait pas lui-même (voir Salmela, 2019). En effet, il utilise le plus souvent de manière interchangeable des notions telles qu’« effervescence collective », « émotion collective » et « sentiment collectif ». Ainsi, dit Durkheim à propos de ce dernier, il est impossible d’en spécifier « la nature intrinsèque » (Durkheim, 1967, p. 82).

5. Les théories de Durkheim et de Collins peuvent différer à cet égard, car Collins établit une distinction analytique entre, d’une part, l’effervescence collective entendue comme

« un degré élevé d’absorption dans un entraînement émotionnel » (Collins 2004, p. 108) qui génère des niveaux élevés d’énergie émotionnelle et, d’autre part, l’objet de l’atten- tion partagée qui contribue causalement à l’effervescence collective. Cela étant, jamais Collins ne suggère que l’objet de l’attention partagée puisse devenir l’objet intentionnel de l’effervescence collective. Au lieu de cela, il suggère que l’attention partagée lors d’un rituel influence de manière causale l’intensité de l’effervescence collective, comme c’est le cas dans le football américain où les règles du jeu rendent l’attente des buts plus aisée pour les spectateurs que dans le football ordinaire. Collins parle également des symboles de groupe sur lesquels l’énergie émotionnelle des rituels d’interaction est projetée, et pour ainsi dire stockée, entre les rituels. Une telle compréhension causale des fonctions des symboles de groupe tend cependant à sous-estimer leur statut d’objets d’émotions collectives, statut qui est évident et central chez Durkheim. Autrement dit, les rituels dont parle Durkheim semblent impliquer des émotions collectives plus robustes que chez Collins.

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Pourtant, il est clair que des émotions collectives telles que la colère et l’in- dignation à l’encontre de ceux qui transgressent les normes ou les idéaux constitutifs du groupe ou de la société sont très différentes de l’efferves- cence collective, propre aux rituels, dont les normes ou les idéaux tirent leur statut normatif. La colère et l’indignation à l’égard des transgresseurs émergent lorsque les individus adoptent la perspective intentionnelle de leur groupe, perspective qui est encore renforcée par la suite grâce à l’effer- vescence collective propre aux rituels. Une autre émotion collective qui est essentielle pour Durkheim est le respect des normes de la société. Cette émotion peut prendre la forme d’un sentiment collectif, compris au sens moderne d’une attitude affective à long terme qui partage, avec l’émotion à court terme qui lui correspond, le même contenu intentionnel (Frijda

& Mesquita, 2000). Selon moi, les émotions et sentiments collectifs dont parle Durkheim peuvent ainsi être caractérisés comme fortement collec- tifs au sens du « mode-en-Nous » (We-mode) que Tuomela (2007) a mis en évidence. En effet, les normes ou les idéaux qui figurent dans la structure intentionnelle des affects collectifs que décrit Durkheim font l’objet d’un fort engagement collectif (voir ma théorie ci-dessous pour un compte rendu plus élaboré de ce type) 6.

Les théories de groupe

Tout en étudiant les affects partagés au sein des groupes sociaux, les théories agrégatives ne présupposent pas l’existence préalable d’un contexte de groupe.

Les théories de groupe, en revanche, font de l’appartenance de groupe, soit réelle, soit imaginée, une condition préalable du partage émotionnel. Ces théories se déclinent sous de nombreuses formes, de la théorie empirique des émotions intergroupes aux approches philosophiques, analytiques ou phénoménologiques.

Théorie des émotions intergroupes

S’inspirant des théories de l’identité sociale et de l’auto-catégorisation en psychologie sociale (Tajfel & Turner, 1986 ; Turner et al., 1987) ainsi que des théories de l’évaluation des émotions (par exemple Scherer, 2005), la

6. Je remercie Laurence Kaufmann de m’avoir suggéré une interprétation en « we-mode » des émotions collective chez Durkheim. Tout en acquiescant sur ce point, il me faut préciser qu’une telle interprétation ne s’applique pas à tous les affects collectifs qui sont évoqués dans la théorie de Durkheim.

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théorie des émotions intergroupes (intergroup emotions theory, IET) vise à comprendre la nature des émotions qui découlent de l’identification ou de l’appartenance à un groupe. La prémisse de base de l’IET est que « lorsqu’un individu s’identifie à un groupe, cette identification devient partie intégrante de son moi (self) et acquiert une signification sociale et émotionnelle » (Smith, Seger & Mackie, 2007, p. 431). Selon cette théorie, je ressentirais une grande tristesse si mon équipe de football préférée perdait un match impor- tant alors que je serais heureux si elle gagnait. Plus les individus s’identifient étroitement à un groupe, plus ce dernier revêt une signification émotion- nelle importante.

L’IET avance quatre thèses principales sur les émotions de groupe.

Premièrement, les émotions liées à l’appartenance de groupe se distinguent, au sein d’un seul et même individu, des émotions individuelles. Les indivi- dus peuvent éprouver des émotions de groupe en réponse à des événements qui ne les affectent pas directement mais qui affectent d’autres membres du groupe. Deuxièmement, les émotions de groupe – à l’exception de la culpabilité – dépendent du degré de l’identification au groupe : une iden- tification forte implique des émotions intenses alors qu’une identification faible entraîne des émotions plus ténues. Troisièmement, les émotions de groupe sont partagées socialement, ce qui veut dire, si l’on suit Smith, Seger et Mackie (2007), que les émotions des membres du groupe convergent vers un profil émotionnel prototypique. Et quatrièmement, les émotions de groupe motivent et régulent les attitudes et les comportements intra- groupes et inter-groupes.

Selon l’IET, les individus vivent des émotions de groupe lorsqu’ils sont effectivement en présence d’autres membres du groupe, mais aussi lorsqu’ils sont seuls, par exemple en regardant une compétition sportive à la télévi- sion. En admettant qu’il est possible de ressentir une émotion de groupe sans être en présence d’autrui, une telle théorie oblitère toutefois la question de la manière dont les composants émotionnels qui ne sont pas des évaluations, notamment les changements physiologiques, l’activation motrice et les senti- ments subjectifs, en viennent à être partagés. Plus précisément, une telle théorie ne peut rendre compte de ce qui distingue la synchronisation des émotions individuelles des membres du groupe, qui partagent directement et in situ leur expérience, des émotions que l’identification à un groupe nourrit à distance. La raison principale de cette oblitération est d’ordre méthodologique : les émotions de groupe sont généralement étudiées par le biais de questionnaires qui interrogent les individus sur ce qu’ils ressentent lorsqu’ils se pensent en termes d’identité sociale. Pour les partisans de l’IET,

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ce type d’émotions à distance auraient les mêmes conséquences du point de vue de l’excitation, de la perception, du traitement de l’information, du jugement et de la prise de décision que les émotions partagées en commun et en co-présence. Étant donné que l’expérience ou l’anticipation à distance des émotions de groupe diffère du partage effectif de ses expériences avec d’autres membres du groupe, la théorie prédit néanmoins que les émotions ne deviennent proprement collectives que lorsqu’il y a une certaine forme de co-présence, physique ou virtuelle, des participants.

Dans un article récent sur les émotions de groupe, Menges et Kilduff (2015) proposent une solution à ce problème d’unité réelle ou virtuelle en distinguant les émotions partagées en groupe (group-shared) et les émotions de groupe (group-based). Cette distinction est utile car elle permet de

« différencier d’une part les émotions en groupe (group-shared), c’est-à-dire les expériences collectives, synchrones et interactives, et d’autre part les expériences émotionnelles individuelles, asynchrones et non interactives, qui sont basées sur l’identification à un groupe (group-based) » (Menges &

Kilduff, 2015, p. 851). Une telle approche insiste davantage sur le partage réel des émotions que l’IET.

Les émotions partagées en groupe requièrent la co-présence physique ou médiatisée des autres membres du groupe, la mise en synchronie de leur attention à l’égard des mêmes stimulis émotionnels et un certain niveau d’interaction sociale entre les membres du groupe. (Menges & Kilduff, 2015, p. 851)

Menges et Kilduff distinguent plusieurs processus qui assurent la conver- gence des émotions au sein des groupes : l’inclination, l’interaction, l’institu- tionnalisation et l’identification. Alors que l’inclination fait référence à des dispositions émotionnelles similaires chez les individus, l’interaction permet aux individus de conférer, de concert, un sens aux événements et aux affects que ceux-ci suscitent. Une telle convergence émotionnelle est également influencée par des normes émotionnelles institutionnalisées et par l’identi- fication de groupe. Dans les situations où l’appartenance de groupe devient particulièrement saillante, ces divers processus facilitent l’émergence d’émo- tions partagées.

Un autre problème de la IET et d’autres approches empiriques, y compris le compte rendu de Menges et Kilduff, concerne l’identification à un groupe.

Comme l’ont montré les théories de l’identité sociale, les individus sont membres de plusieurs groupes simultanément (Hogg & Terry, 2000 ; Turner

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et al., 1987). Par conséquent, leurs réactions émotionnelles aux événements dépendent de l’appartenance de groupe qui est saillante à tel ou tel moment.

Par ailleurs, ces théories ne discutent de l’identification des groupes qu’en termes d’intensité, faible ou forte. Il existe pourtant une autre dimension de l’identification de groupe, soulignée par les théories philosophiques de l’intentionnalité collective. C’est la distinction qualitative entre l’identifica- tion privée et l’identification collective à un groupe social et à sa perspective intentionnelle (Tuomela, 2007, 2013). Cette distinction ne recoupe pas celle de l’intensité de l’identification, car l’identification privée à un groupe peut être vécue comme forte, et l’identification collective vécue comme faible.

C’est moins l’intensité phénoménale que la force normative de l’identifica- tion de groupe qui est au cœur de la distinction qualitative entre l’identifica- tion privée et l’identification collective que les théories de l’identité de type (type-identity) mettent en évidence.

Théories philosophiques analytiques et philosophiques

J’ai défendu dans plusieurs articles (Salmela, 2012 ; Salmela & Nagatsu, 2016) l’idée que les émotions collectives sont rationnellement fondées sur les préoc- cupations communes sous-jacentes à un ensemble d’individus. Partager le contenu évaluatif d’une émotion consiste à évaluer l’objet particulier de cette émotion de la même manière que les autres participants et avec les mêmes préoccupations. Par exemple, quand mon collègue et moi-même ressentons de la colère à l’égard du gouvernement national qui vient de couper dans le budget de l’enseignement supérieur, nous évaluons les actions du gouverne- ment comme étant injustes. Un tel processus d’évaluation (appraisal process) est social en ce sens que nous utilisons souvent les expressions émotion- nelles d’autrui comme indices de la pertinence émotionnelle de la situation (Bruder, Fischer & Manstead, 2014). Le problème est que les évaluations émotionnelles sont généralement si rapides et modulaires qu’elles ne suffisent pas à nous engager collectivement 7. Au lieu de défendre l’idée d’un engagement conjoint vis-à-vis de l’émotion collective en tant que telle, il

7. D’après Gilbert (2002, 2014), les émotions collectives peuvent émerger, au même titre que les intentions collectives, d’un engagement conjoint. Nous reprenons à notre compte le contenu évaluatif d’une émotion, c’est-à-dire l’appréciation émotionnelle de la situation, en vertu de l’engagement conjoint que nous avons établi et cela, indépendamment du fait que nous ressentions ou non l’émotion en question. J’aborderai ce point de vue plus en détail dans la suite de cet article mais il suffit de dire, pour l’instant, qu’il est difficile de voir de quelle manière l’engagement conjoint envers une émotion pourrait contribuer à l’émergence d’émotions partagées.

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serait plus raisonnable, me semble-t-il, de défendre l’idée que nous pouvons nous engager, de manière fortement dissemblable, vis-à-vis des préoc- cupations communes qui sous-tendent l’émotion collective en question. Un engagement est un engagement-en-je (I-mode) lorsqu’il est accompli sous un mode privé, l’individu croyant non seulement que les autres membres du groupe ont la même préoccupation que lui mais que cette croyance est partagée par tous les membres du groupe. En revanche, un engagement est un engagement-en-nous (We-mode) lorsqu’il est pris collectivement, expli- citement ou implicitement, avec d’autres membres du groupe qui partagent la même préoccupation et qui en ont la conviction mutuelle. La principale différence entre ces deux types d’engagement est qu’un engagement privé en je peut être révisé ou délaissé pour des raisons privées, alors qu’un enga- gement collectif en nous ne peut être révisé ou abandonné que pour des raisons acceptables du point de vue du groupe (Tuomela, 2007).

D’après moi, le fait que des objets communs de préoccupation soient affectés négativement ou positivement suffit à motiver et à justifier l’émer- gence d’émotions collectives (Salmela, 2012). Mais ce n’est pas encore une analyse des constituants des émotions collectives. Lorsque les individus endossent le statut de membre du groupe, ils peuvent ressentir la même émotion, fonctionnellement aussi bien que phénoménalement, comme en témoigne « notre joie face à notre victoire au championnat » ou « notre fierté suscitée par notre réussite ». Certes, les qualifications pronominales (je/nous) du mode et du contenu des émotions collectives sont quelque peu métaphoriques lorsque l’appartenance de groupe repose sur un engagement privé à l’égard des préoccupations communes qui sous-tendent les émotions collectives. Mais elles peuvent être prises au pied de la lettre lorsque les préoccupations communes ont fait l’objet d’un engagement collectif expli- cite. Autrement dit, les émotions collectives en je ont un poids normatif faible alors que les émotions collectives en nous, ainsi que l’appartenance de groupe qui leur est corrélative, ont un fort poids normatif 8. Cette distinction entre engagement privé et engagement collectif peut également être perti- nente dans l’expérience des émotions collectives.

Selon moi, l’expérience affective partagée est une composante nécessaire des émotions collectives, au même titre que le partage des évaluations et la conscience mutuelle de ce partage (Salmela, 2012). Le contenu phénoménal des expériences affectives partagées peut prendre de nombreuses formes, selon que l’attention des participants est centrée sur l’objet intentionnel

8. [NdT. : en tant que membre du groupe, vous êtes censé ressentir x ou y.]

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de l’émotion ou sur leurs propres sensations corporelles plutôt que sur la dimension collective de leur expérience (voir Lambie & Marcel, 2002). Au lieu de prendre position en faveur d’une vision spécifique de la phénomé- nologie des expériences affectives partagées, il me semble plus opportun de souligner les différents processus causaux qui contribuent à l’émergence d’expériences affectives partagées : l’évaluation sociale et la référenciation sociale (Bruder, Fischer & Manstead, 2014), le déploiement attentionnel (Collins, 2004 ; Brosch, 2014), la résonance neuronale (Decety & Meyer, 2008 ; Lamm & Silani, 2014), le mimétisme facial (Bourgois & Hess, 2008), le mimétisme moteur et l’imitation (Chartrand & Bargh, 1999), et la contagion émotionnelle (Hatfield, Cacioppo & Rapson, 1994).

Comme Durkheim (1968), et Collins (2004) l’ont suggéré dans leurs théo- ries rituelles des émotions collectives, ces mécanismes causaux sont parti- culièrement efficaces lorsque les individus sont physiquement co-présents et s’orientent conjointement vers l’objet commun de leur émotion. Ils sont également particulièrement efficaces au sein d’un même groupe, l’apparte- nance de groupe amplifiant la synchronisation des réponses émotionnelles individuelles. Il a été montré, en effet, que nous imitons davantage les expres- sions émotionnelles, faciales, vocales ou posturales des membres de notre propre groupe (in-group) que celles des membres d’un autre groupe ou, pis, que celles de nos ennemis (Hess, Houde & Fischer, 2014). L’on peut égale- ment supposer que cet effet est plus fort dans les groupes en « we-mode » que dans les groupes en « I-mode », même s’il n’existe pas encore de preuves empiriques en faveur de cette hypothèse.

Une autre perspective analytique basée sur le groupe est celle défen- due par Bennett Helm (2014, 2017). Il présente un compte rendu original et détaillé de ce que signifie « partager » des préoccupations ou, dans la terminologie de Helm, « ce qui nous importe » (share “import”). Ainsi, pour Helm (2001), les émotions sont des sentiments évaluatifs qui constituent et affichent tout à la fois la valeur de leur « foyer » (focus), c’est-à-dire l’objet particulier sur lequel ils portent. Toujours selon lui, les émotions qui partagent un même « foyer » imposent aux « sujets émus » des contraintes rationnelles, notamment la consistance entre l’émotion qu’ils ressentent et les autres attitudes, désirs et jugements évaluatifs qu’ils entretiennent par ailleurs. Si Sam, par exemple, craint que son vase Ming soit sur le point d’être détruit, il devrait logiquement espérer que le vase reste intact, se sentir soulagé si le vase reste indemne et devenir triste ou en colère s’il se brise.

Helm (2008) s’inspire de Donald Davidson pour affirmer qu’un agent, qu’il soit individuel ou pluriel, a des états mentaux, c’est-à-dire qu’il est

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capable de répondre au monde qui l’entoure de manière rationnelle. Helm soutient ainsi que le cas de l’agent pluriel est analogue à celui de l’agent indi- viduel : la teneur collective est ici constituée par

un schème projectible de rationalité (a projectible pattern of rationality), qui est propre à la perspective évaluative conjointe des membres du groupe, chacun d’entre eux étant tenu rationnellement responsable de ses réponses et jaugé à la lumière de cette même perspective conjointe […]. (Helm, 2008, p. 38)

Par exemple, rajoute Helm :

[…] si nous voulons, en tant qu’agent pluriel, construire une maison, il faut que nous, en tant que groupe, puissions afficher une réaction d’espoir, de peur, de frustration, d’anticipation, de déception, de joie, de secours, etc., aux moments appropriés et pour les bonnes raisons : parce que nous (le groupe) sentons l’importance que la maison a pour nous. (Ibid., p. 33)

L’appartenance de groupe met en jeu un « devoir rationnel (a rational ought) qui assure l’alignement des réponses au monde (responses to the world) des membres du groupe » de sorte que « toutes choses étant égales par ailleurs, si votre réactivité se modifie, la mienne devrait également se modifier » (ibid., p. 34). Un tel alignement n’est possible que si chacun d’entre nous se soucie de ce qui est important pour nous et y réponde de manière cohérente – ce qui est la même chose. Les membres du groupe peuvent percevoir que leur perspective évaluative partagée n’est

ni la mienne ni la vôtre individuellement, mais la nôtre conjointement ; c’est ce qui constitue les choses comme ayant de l’importance pour nous et, finalement, ce qui nous constitue comme un sujet d’importance. (Ibid., p. 41.

Nous soulignons)

La théorie de l’agent pluriel de Helm peut être vue comme une concep- tion de l’émotion en termes d’identité numérique (token-token) dans la mesure où « un schème projectible de rationalité » peut être attribué à l’ensemble des membres du groupe. Dans sa théorie plus récente des émotions collectives, et notamment des émotions réactives tels que le ressen- timent, la gratitude, l’indignation, l’approbation et la culpabilité, c’est plutôt une identité de type (type-type) qui est mobilisée. Pour Helm, les émotions

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réactives sont collectives dans un sens bien spécifique : elles ne sont pas nécessairement partagées avec d’autres, ni attribuables à un agent pluriel qui serait le sujet de ces émotions. Le type de partage qui les caractérise se situe plutôt au niveau du type de réponse émotionnelle qui est appropriée au rôle occupé par tel ou tel individu au sein de la communauté. Dans ce sens, la dernière conception de Helm se rapproche en effet d’une identité de type (type-type). Rationnellement parlant, « les émotions réactives qu’il est rationnel pour moi de ressentir sont liées à celles qu’il est rationnel pour les autres de ressentir » (Helm, 2014, p. 48). Ainsi, par exemple,

Si vous m’en voulez de vous avoir fait du mal, alors, toutes choses étant égales par ailleurs, je devrais me sentir coupable ; les autres devraient ressentir de la désapprobation et de l’indignation… En général, ces liens rationnels relient les émotions réactives directes et personnelles de la « victime » et du

« coupable » mais aussi celles, plus indirectes, des « témoins ». Il y a quelque chose de rationnellement étrange lorsque les victimes, les coupables et les témoins sont incapables de coordonner leurs émotions réactives de cette manière. (Ibid., p. 52)

Pour Helm, ces patterns interdépendants d’émotions réactives nous permettent de constituer et de maintenir une communauté de respect, fondée sur la reconnaissance de la validité des normes communautaires. Le respect est l’attitude que les membres de la communauté adoptent les uns envers les autres et qui les conduit à se tenir mutuellement responsables du suivi des normes en vigueur, y compris celles qui régulent les émotions réactives. La révérence, elle, est la manière distincte de prendre soin et de respecter la communauté en tant que telle.

La théorie d’Helm peine, toutefois, à rendre compte de la divergence des émotions réactives au sein des communautés. Il tend à la traiter comme des échecs individuels occasionnels ou, lorsque ces divergences sont profondes et persistantes, comme des anomalies qui annihilent l’existence même de patterns évaluatifs communs. Il a de la difficulté à rendre compte, dès lors, de la portée progressiste des émotions réactives sur des questions telles que la discrimination fondée sur la race, le sexe ou l’orientation sexuelle, etc., au sein d’une communauté. Tant que les divergences émotionnelles ne sont pas largement partagées au sein de la communauté, elles ne sont pour lui que des échecs individuels ou des idiosyncrasies.

C’est une conséquence indésirable de l’approche de Helm car, de fait, la large diffusion d’un pattern émotionnel n’est ni nécessaire, ni suffisante

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à sa transformation en une nouvelle perspective évaluative commune. Ce n’est pas nécessaire, car les pionniers de la morale peuvent être des rebelles moraux dont les émotions réactives violent la perspective évaluative partagée de leur communauté. Et ce n’est pas suffisant, car des communautés entières peuvent se tromper de perspective évaluative, comme le montrent les émotions réactives des nazis.

Théories phénoménologiques

La phénoménologie a une riche tradition dans l’étude des émotions partagées. Max Scheler (1874-1928), Edith Stein (1891-1942), Gerda Walther (1897-1977) et même Edmund Husserl (1859-1938) se sont beaucoup intéressés à ces phénomènes. Les phénoménologues contemporains ont redécouvert ces auteurs classiques et les ont mis au centre des discussions actuelles (voir par exemple Szanto 2015, 2016 ; Thonhauser, 2018). En ce qui me concerne, je me concentrerai plutôt sur les théories phénoménologiques récentes.

Les phénoménologues préfèrent étudier le partage émotionnel en inter- action de face à face tel qu’elle se déroule dans les dyades et les petits groupes.

Une telle préférence est liée à la méthode phénoménologique, qui privilégie l’étude des phénomènes tels qu’ils nous apparaissent dans l’expérience. Pour les phénoménologues, l’interaction en face à face est donc le contexte para- digmatique de l’étude du partage des expériences émotionnelles. Certains théoriciens introduisent même une distinction entre les émotions partagées et les émotions collectives, suggérant que ces dernières se produisent sans interaction corporelle et sans contact perceptif interpersonnel ; les émotions collectives seraient médiatisées par des dispositifs technologiques complexes, ainsi que par des mécanismes d’identification de groupe (Szanto, 2015 ; León, Szanto & Zahavi, 2017). Je trouve cette distinction utile dans la mesure où elle nous rend attentifs au fait que le partage émotionnel, à petite et à grande échelle, obéit à des dynamiques et à des mécanismes partiel- lement dissemblables. Bien que les continuités et discontinuités entre les émotions collectives ressenties dans des contextes différents soient inté- ressantes, je ne distinguerai pas ces cas conceptuellement. Les émotions collectives peuvent être expérimentées dans des contextes médiés ou non médiés.

Feeling Together and Caring-With One Another (2016) d’Héctor Andrés Sánchez Guerrero est le premier ouvrage sur les émotions collectives en philosophie. Sánchez Guerrero accepte l’approche perceptuelle des émotions

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comme des « perceptions affectives » ou, pour reprendre les termes de Peter Goldie (2000), comme des « sentiments à l’égard » de quelque chose ou de quelqu’un (feelings towards). Pour Sánchez Guerrero, l’émotion collective est donc un acte, celui de « ressentir ensemble ». La différence phénoméno- logique clé entre les phénomènes affectifs qui sont authentiquement collectifs et ceux qui sont simplement distributifs est celle de ressentir ensemble avec les autres et non seulement à côté d’eux. L’approche que propose Sánchez Guerrero lie ainsi, tout comme Helm, les émotions collectives à l’apparte- nance de groupe.

Pour répondre émotionnellement à un événement donné d’une manière véri- tablement conjointe, un certain nombre d’individus doivent être capables de se comprendre en tant qu’individus qui, dans la situation appropriée, se soucient de quelque chose en tant que groupe […] [et agissent] dans l’intérêt du groupe particulier qu’ils constituent ensemble. (Sánchez Guerrero, 2016, p. 176)

Sánchez Guerrero s’accorde donc avec Schmid (2009) et Salmela (2012) sur le fait que ce sont les préoccupations communes qui définissent les émotions collectives. Pour lui, cependant, « ressentir ensemble » implique une façon particulière de se soucier (caring about) des préoccupations communes. Ce souci particulier, qui résonne avec les réflexions de Heidegger à propos du « care » mais encore plus avec celles de Helm (2008), implique un pattern interpersonnel d’émotions qui émerge dans un cours d’activités au sein duquel les participants se conçoivent eux-mêmes en tant que membres d’un groupe. Bien qu’il illustre son propos avec une équipe sportive, suggérant par là même que les individus qui partagent une émotion sont en co-présence, Sánchez Guerrero affirme, d’une manière surprenante mais typique des phénoménologues, que la contagion émotionnelle et d’autres processus de synchronisation dynamiques associés à la co-présence ne sont pas indispensables aux émotions partagées. Sánchez Guerrero décrit égale- ment des cas d’affectivité intentionnelle collective dans lesquels les membres du groupe ne partagent pas des émotions de même type et n’ont donc pas des émotions partagées au sens littéral du terme. Ainsi, un membre du groupe peut réagir par la peur à la menace d’un objet de valeur, alors qu’un autre se mettrait en colère contre celui ou celle qui est responsable de la menace.

Mais ces émotions individuelles complémentaires sont encore collective- ment intentionnelles dans la mesure où les participants se soucient en tant que groupe de l’objet menacé.

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Sánchez Guerrero complète sa théorie par une analyse phénoméno- logique riche et élaborée des structures existentielles d’arrière-plan de l’intentionnalité affective collective. Pour lui, «  exister en tant qu’être humain implique normalement le sentiment d’être dans un monde que l’on peut partager avec autrui » (Sánchez Guerrero, 2016, p. 159). La condition transcendantale de l’être-dans-le-monde est un mode d’être affectif qui nous permet de nous ajuster conjointement au monde et, en particulier d’être-ensemble-dans-le-même-monde. En s’inspirant de la théorie des sentiments existentiels de Ratcliffe (2007), Sánchez Guerrero définit cette capacité comme l’« inclination affective, mais non émotionnelle et pré- intentionnelle » (2016, p. 165), « à ressentir certains types d’expériences – en particulier, celle de comprendre immédiatement certaines situations comme étant importantes pour nous en tant que groupe » (ibid., p. 192). Ancrée sur des structures existentielles d’arrière-plan, l’intentionnalité affective collective repose également, pour Sánchez Guerrero, sur des formes non affectives d’intentionnalité collective, notamment des cadres institutionnels et des processus de socialisation et d’enculturation qui orientent les individus vers les mêmes préoccupations et perspectives évaluatives. Ces cadres et ces processus fournissent les conditions historiques préalables de toute inten- tionnalité affective collective.

Alors que Sánchez Guerrero s’appuie principalement sur Heidegger et Helm, une autre approche du partage émotionnel, populaire parmi les phénoménologues, s’inscrit dans le cadre de la théorie de « l’esprit étendu » (Extended Mind). Alors que les premières déclinaisons de cette approche analysaient la manière dont les processus cognitifs peuvent être étendus dans l’environnement, ses déclinaisons plus récentes tentent de l’appliquer aux émotions. De la même manière que nous utilisons des outils de pensée, tel Otto qui, frappé par un début d’Alzheimer, utilise un cahier comme aide-mémoire (Clark & Chalmers, 1998), nous utilisons des outils ou des dispositifs aussi bien matériels (instruments de musique, appareils ou sacs à main) qu’interpersonnels (éducateurs, partenaires romantiques, foules et autres groupes), pour susciter et réguler nos émotions (Krueger, 2014 ; Colombetti & Krueger, 2015 ; Colombetti & Roberts, 2015) 9. Certaines des

9. Slaby (2016, p. 6) présente une critique énergique des théories de « l’émotion étendue », arguant qu’elles invoquent un « modèle utilisateur/ressource » « où l’individu, avec ses intérêts, inclinations, intentions et stratégies propres est un point de départ qui donne lieu, une fois placé dans un dispositif technique ou une structure environnementale, à un couplage systémique efficace “utilisateur-plus-outil” ». Ce faisant, ces théories ne se demandent pas de quelle manière les états affectifs et mentaux individuels eux-mêmes sont constitués

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théories inspirées par l’« extended mind » soutiennent une conception en termes d’identité numérique (token-token) : il est possible, d’après elles, d’attribuer des émotions à des systèmes étendus fonctionnellement intégrés, tels que les couples mères/enfants. D’autres théories appliquent ce cadre théorique à l’analyse de l’enchevêtrement interpersonnel des émotions, préconisant plutôt une vision du partage émotionnel en termes d’iden- tité qualitative (type-type). J’analyserai ces dernières dans les paragraphes suivants et reviendrai sur les autres dans la section suivante 10.

Pour les phénoménologues Felipe León, Thomas Szanto et Dan Zahavi (2017) (voir aussi Zahavi, 2015), « les émotions partagées sont des émotions socialement étendues qui impliquent un mode spécifique d’intégration des expériences émotionnelles des participants […] sans que cela n’entraîne un effondrement des frontières individuelles de la phénoménalité » (León, Szanto & Zahavi, 2017, p. 1 ; voir aussi p. 10). Pour ces auteurs, une théorie plausible des émotions partagées doit ainsi remplir deux conditions : (i) la sensibilité mutuelle à autrui et (ii) l’intégration. La première signifie que « les émotions partagées doivent impliquer une prise de conscience de l’interaction émotionnelle interpersonnelle » (ibid., p. 12). La conscience réciproque permet aux individus de vivre l’émotion comme étant la nôtre plutôt que simplement la mienne ou la vôtre. Cela étant, cette conscience réciproque ne suffit pas à définir les émotions partagées puisqu’elle caractérise égale- ment les individus qui sont pris dans des relations antagonistes. La deuxième condition est donc nécessaire, celle de l’intégration synchrone et diachro- nique, c’est-à-dire de « l’appréciation plus profonde des évaluations d’autrui, ainsi qu’une forte identification avec leurs perspectives émotionnelles » (ibid.).

et contraints par un échafaudage environnemental, à la fois social et physique. Un autre point critique est que les échafaudages matériels et interpersonnels qui soutiennent les sentiments ne sont pas à égalité les uns avec les autres. En effet, nous n’utilisons pas autrui pour réguler nos émotions de la même manière que nous utilisons des sacs à main, des vêtements ou des appareils de musique portables. Au contraire, nous sommes intrinsèque- ment motivés à interagir avec les autres et à partager des émotions avec eux, comme Adam Smith (2002) l’a déjà suggéré (voir aussi Godman, Nagatsu & Salmela, 2014).

10. Jan Slaby (2014) a également proposé une approche des « émotions étendues ». Sa notion centrale est celle du couplage phénoménal, c’est-à-dire de « l’engagement direct de l’affectivité d’un agent à l’égard d’une structure ou d’un processus environnemental qui manifeste des qualités affectives et expressives, que ce soit sous la forme d’une atmosphère affective (Anderson, 2009 ; Schmitz et al., 2011) ou d’une gestalt dynamique spécifique, telle la qualité expressive d’un morceau de musique (Levinson, 2009) » (Slaby, 2014, p. 41). En tant que tel, ce point de vue ressemble aux réflexions de Colombetti et Krueger (2015) sur les prothèses affectives (scaffolded affectivity). Cependant, comme Slaby n’identifie pas son approche comme étant une version du partage émotionnel en termes d’identité de type ou d’identité numérique, je me concentrerai plutôt sur l’approche de Krueger.

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Pour León, Szanto et Zahavi, le fait qu’il y ait des différences individuelles dans le partage émotionnel n’empêche ni leur intégration d’ensemble, ni le sentiment d’unité, car les émotions individuelles sont complémentaires. Une telle conception n’est pas sans ressembler à celle de Helm (2014) sur l’im- brication interpersonnelle des émotions réactives ressenties en fonction des différents rôles en présence. Par exemple, une tierce personne qui est contra- riée par l’insulte dont un individu est la cible peut partager son émotion avec la personne insultée, même si la colère et l’humiliation sont des émotions différentes. Cette perspective est également similaire à celle de Sánchez Guerrero, qui postule l’existence d’une affectivité intentionnelle collective qui ne repose pas sur des émotions littéralement partagées. La différence est que, pour León, Szanto et Zahavi, les émotions complémentaires peuvent être subordonnées à une émotion partagée de plus haut niveau à propos de l’événement.

Toutes les approches phénoménologiques privilégient la dimension expé- rientielle des émotions partagées aux dépens des processus et mécanismes causaux qui contribuent à l’émergence des expériences émotionnelles. Selon de telles approches, des processus tels que la contagion émotionnelle ou la synchronisation et l’alignement affectifs ne sont pas de l’ordre du partage émotionnel ; ils n’en sont même pas des conditions nécessaires et encore moins suffisantes. Si « le mimétisme affectif et la contagion émotionnelle peuvent être des précurseurs génétiques ou développementaux des émotions partagées » (León, Szanto & Zahavi, 2017, p. 14), « ils ne constituent pas une condition nécessaire du […] partage émotionnel » (ibid. ; voir aussi Sánchez Guerrero, 2016, p. 194). Du coup, les approches phénoménologiques laissent de côté les processus qui permettent l’intégration des aspects non cognitifs de l’émotion. Or, si l’existence de ces processus ne peut pas être directement attestée par des critères phénoménologiques, elle peut l’être de manière indirecte. En effet, nous ne faisons pas directement les expériences de la synchronisation et la contagion émotionnelles, mais indirectement, via leurs effets phénoménaux, notamment les sentiments d’unité et d’affiliation que les phénoménologues associent régulièrement aux émotions partagées. De plus, la question de savoir s’il y a ou non synchronisation des composantes non cognitives de l’émotion dans des situations de partage émotionnel – au sens des théories phénoménologiques – est une question empirique. Elle n’a pas à être rejetée, comme le font les phénoménologues, pour des raisons théoriques.

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Théories de l’identité numérique

Pour les théories des émotions collectives basées sur l’identité quantitative (token-identity theories), le degré le plus fort de partage émotionnel advient lorsque plusieurs individus participent à un seul et même épisode émotionnel.

Dans les pages qui suivent, je présenterai la théorie du sujet pluriel de Margaret Gilbert et l’approche computationnelle de Bryce Huebner, toutes deux s’inscrivant dans la tradition analytique. Je présenterai également les théories phénoménologiques de Joel Kruger et Hans Bernhard Schmid, la première s’appuyant sur l’idée de corégulation affective, la deuxième sur celle de fusion phénoménale des sentiments.

Théories analytiques

Appliquée aux émotions collectives, la théorie du sujet pluriel que mobilise Margaret Gilbert se formule comme suit :

Les personnes x, y, et ainsi de suite (ou les membres d’une population) sont collectivement e si et seulement si elles s’engagent conjointement, et comme un seul corps, à être e. (Gilbert, 2014, p. 23)

L’idée principale de la théorie du sujet pluriel est l’engagement conjoint vis-à-vis d’une émotion. Cette idée est étrange, mais Gilbert avance des preuves anecdotiques en sa faveur. Elle affirme qu’une autorité bien établie peut engager un groupe entier dans une certaine émotion et que les membres du groupe en question sont liés par un tel engagement même s’ils n’en sont pas conscients. S’il est probablement irréaliste de supposer qu’une autorité soit à même d’engager tous les membres d’un groupe, ou même la plupart d’entre eux, à vivre réellement telle ou telle émotion, elle peut en revanche les engager dans des actes et paroles compatibles avec l’émotion en ques- tion. Étant donné, par exemple, que les sentiments de culpabilité collective existent dans et à travers les sentiments de culpabilité individuelle des membres du groupe, ils ne donnent pas lieu à une phénoménologie spécifique.

La seule chose qui les distingue des autres sentiments phénoménalement similaires est leur réactivité à l’émotion du sujet pluriel.

Le point de vue de Gilbert a été critiqué pour plusieurs raisons. En tout premier lieu, elle confère aux sentiments (feelings) un rôle purement contingent dans les émotions collectives (Wilkins, 2002 ; Konzelmann Ziv, 2007 ; Schmid, 2009 ; Salmela, 2012). Pourtant, il est difficile d’imaginer

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des émotions collectives proprement dites sans sentiments. Par ailleurs, l’on peut se demander si un engagement commun est à même de susciter une émotion collective. C’est une chose de s’engager à ressentir une émotion et une autre d’espérer que l’émotion émerge réellement ; nous ne pouvons pas, en effet, décider de ressentir telle ou telle émotion. Comme le suggère Helm (2008), nous pouvons, en revanche, nous engager indirectement dans des émotions collectives par le biais d’un objectif commun, un tel engagement nous engageant rationnellement à ressentir plusieurs émotions, réelles et contrefactuelles, en fonction du succès ou de l’échec de l’objectif en question.

Par exemple, si nous nous engageons à peindre une maison ensemble en tant que groupe, nous nous engageons rationnellement à nous sentir fiers si nous atteignons cet objectif ensemble, à nous sentir en colère si quelqu’un vole notre peinture et nos pinceaux, sabotant ainsi notre projet, ou à nous sentir déçus si une pluie inattendue emporte la peinture quand elle est encore humide, etc. Un engagement conjoint à ressentir collectivement une émotion revient à créer une règle émotionnelle pour un groupe d’individus, mais ne revient pas nécessairement à susciter une émotion réelle 11.

Un autre type d’argument analytique, celui de Bryce Huebner, plaide en faveur de l’existence d’émotions collectives. Cet argument est basé sur l’idée que « certains groupes présentent la complexité computationnelle et l’intégration informationnelle qui sont généralement associées à des états émotionnels authentiques » (Huebner, 2011, p. 89). Huebner souscrit à une théorie computationnelle qui conceptualise l’esprit comme un ensemble de systèmes et de sous-systèmes qui remplissent diverses tâches psycho- logiques (par exemple, Dennett, 1978). Plus précisément, il suggère que la théorie computationnelle de l’esprit qui a été développée pour rendre compte des états mentaux individuels peut être étendue à certains états mentaux collectifs. Dans un tel cadre, une émotion collective peut être conçue comme l’état coordonné et intégré d’un système computationnel complexe, les sous- systèmes prenant en charge les différents composants de l’émotion en ques- tion. Huebner considère les émotions comme des réponses rapides, obliga- toires et en grande partie impénétrables sur le plan cognitif – des réponses qui impliquent un ensemble de systèmes intégrés, stratifiés et insularisés.

Parmi ces systèmes, l’on peut notamment mentionner un système de détec- tion, de reconnaissance et d’évaluation des stimuli émotionnellement sail- lants ; des systèmes dédiés à la production et au suivi des changements qui se

11. Gilbert a accepté cette critique au cours d’une discussion privée. [NdT. : l’on reconnaîtra, dans le terme « feeling rule », la célèbre notion proposée par Arlie Russell Hochschild dans les années 1980.]

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déroulent au niveau du système ainsi qu’à la préparation de réponses appro- priées ; des systèmes permettant de transformer l’« output » des multiples systèmes en une émotion distincte et de surveiller, sous un mode introspectif, que la représentation de l’émotion facilite bel et bien l’adaptation du système à son environnement (system-level coping). De plus, Huebner adopte un point de vue fonctionnaliste sur les émotions : tout système qui est suffi- samment sophistiqué sur le plan computationnel, que ce soit un organisme biologique, une forme de vie à base de silicium ou un groupe social organisé, peut avoir des émotions.

Huebner applique tout d’abord son cadre théorique à un exemple clas- sique de la littérature sur la cognition distribuée, en l’occurrence la navi- gation sur le navire USS Palau qu’analyse Hutchins (1995). Huebner se demande si la perte de la puissance de vapeur, qui représente un danger potentiel pour le navire et auquel l’équipage a collectivement et adéquate- ment répondu, a pu susciter une peur collective dans le sens distribué du terme. A priori, pour Huebner, le fait qu’il n’y ait, et qu’il ne puisse y avoir, au sein d’un « groupe agent », en l’occurrence l’équipage, une expérience consciente de la peur qui soit analogue à celle qui se déroule au niveau indi- viduel, n’est pas un obstacle insurmontable. D’après lui, les représentations émotionnelles inconscientes peuvent être tout aussi causalement efficaces que les représentations conscientes. Cela étant, Huebner finit par rejeter l’hypothèse selon laquelle le navire de la marine serait un cas de peur véri- tablement collective, car rien ne prouve que ce soit la peur qui ait causé la réaction, fort ajustée, de l’équipage. Au contraire, si l’équipage a pu réagir de manière aussi appropriée, c’est parce qu’aucune peur n’a enrayé son archi- tecture computationnelle. Ainsi, le cas de l’USS Palau peut « être interprété comme une détection collective du danger en l’absence d’une réaction de peur ». « Ce qui manque ici, c’est le genre d’agitation que l’on retrouve dans le cas de la représentation de la peur. » (Huebner, 2011, p. 114). Par conséquent, il recourt à un autre exemple : la peur collective de l’équipe McCain-Palin lorsqu’elle a réalisé, dans les derniers jours de l’élection présidentielle américaine de 2008, qu’elle était en train de perdre l’élection et qu’elle devait réagir rapidement. Les membres individuels de la campagne vivaient des émotions différentes, tels que l’espoir, la tristesse et la colère, de sorte que l’on ne peut pas dire qu’ils ressentaient, phénoménologiquement parlant, une peur collective. En revanche, c’est bien la peur collective en tant qu’émotion distribuée qui explique le comportement de la campagne dans son ensemble.

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Finalement, Huebner se rend compte que les émotions collectives dans le sens distribué du terme sont rares. D’après lui, la plupart des groupes ne sont pas dans des états émotionnels véritablement collectifs parce qu’ils ne sont pas organisés de la bonne façon pour représenter émotionnellement quoi que ce soit. Mais un problème encore plus important est que le principal exemple de Huebner, la peur collective dans la campagne McCain-Palin, peut être expliqué tout aussi bien, sinon mieux, par les préoccupations communes des membres du groupe et les émotions convergentes et complé- mentaires que ces préoccupations engendrent rationnellement. Il n’est donc pas nécessaire de postuler l’existence d’un sujet collectif pour rendre compte des émotions collectives.

Théories phénoménologiques

L’approche de Joel Krueger sur les émotions partagées au sens de l’iden- tité numérique (token-identically shared emotions) prend également place dans le cadre de la théorie de « l’esprit étendu » (Extended Mind), qu’il a appliquée aux émotions dans plusieurs publications récentes, écrites seul ou en collaboration (Krueger, 2013 ; Krueger, 2014 ; Colombetti & Krueger, 2015 ; Krueger & Szanto, 2016). Krueger (2014) distingue entre les émotions étendues du point de vue corporel, qui s’étendent, au-delà du cerveau indi- viduel, à l’ensemble de l’organisme biologique (bodily extended emotions), et les émotions étendues du point de vue environnemental, qui transcendent la frontière biologique de l’individu et s’étendent à l’environnement (envi- ronmentally extended emotions). Parmi ces émotions étendues, les émotions

« collectivement étendues » (collectively extended emotions) sont, pour Krueger, des émotions partagées dans le sens d’une identité numérique.

L’argument qui plaide en faveur de l’existence de telles émotions est la régu- lation mutuelle de l’affect. Une telle régulation est un phénomène ordinaire, les individus cherchant à créer et à maintenir, au sein de leur groupe, une atmosphère positive. La régulation mutuelle de l’affect est particulièrement pertinente dans la relation qui relie les tout jeunes enfants aux personnes qui en prennent soin. En effet, les très jeunes enfants sont incapables de réguler leurs affects, car ils n’ont pas encore les mécanismes endogènes qui leur permettraient de contrôler volontairement leur attention. Ils dépendent, par conséquent, de l’intervention physique des soignants qui prennent la relève et exercent cette fonction de régulation à leur place, notamment par les gestes et le toucher, par la manière de tenir le nourrisson, le contact visuel soutenu et la manipulation du regard, les vocalisations, et ainsi de suite. Un

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